Christine Clerc a recueilli les confidences de la famille de Gaulle : une fresque singulière et bouleversante.

On ne devient pas de Gaulle par hasard. Dans cette famille nombreuse et traditionnelle, le patriotisme, la morale et le sens du devoir prennent la plus grande place. Mais c'est aussi une famille soudée par l'affection, l'entraide et l'attachement à des valeurs communes. Personne jusque-là n'en connaissait les membres étonnants : la sœur résistante de Charles de Gaulle, sa belle-sœur féministe avant l'heure, la petite Anne qui bouleversa son père... On ne savait rien de cette armée de jeunes gens – fils, neveux, cousins qui tous s'engagèrent dans la Résistance. Pour la première fois, une quarantaine d'entre eux parlent, et on constate que ce morceau de la bourgeoisie du Nord ne se range pas dans une seule catégorie. Dans cette famille parfois aisée, souvent fauchée, on méprise l'argent, mais on transmet une solide culture et le goût d'un esprit libre. Le héros du livre reste Charles de Gaulle. On découvre sa nature profonde, son caractère : rudesse et humour, tendresse et raison d'État. Pourquoi les de Gaulle n'avaient-ils pas parlé plus tôt ? Parce que nous n'aimons pas nous mettre en avant, disent-ils. C'est ce qui donne à cette fresque – où passent des soldats, des artistes, des politiques, des religieux et des femmes passionnées – sa force singulière.

Pour dissuader les Français de voter "oui" au projet de constitution que "les partis" veulent leur opposer de ratifier, le Général médite un appel. Alors qu'Yvonne marmonne dans son tricot, il lance :- Il faut refaire le 18 juin! C'est le seul moyen!- Peuh! Le 18 juin? s'exclame Yvonne. Mon pauvre ami, personne ne vous suivra.Alors le Général, balayant l'objection d'un grand geste du bras :- Mais fichez-moi la paix, Yvonne! Je suis assez grand pour savoir ce que j'ai à faire!Une autre fois, alors que Philippe, en permission, est venu passer quelques jours et sert le café "avec mille précautions", note Guy, un brin agacé par le grand escogriffe, la conversation s'engage sur le projet, cher au fils du Général, de créer un parti.- Je vous assure, papa, la seule manière de venir à bout des autres partis, c'est d'en faire un vous-même. Ne répétez-vous pas souvent "Il y a deux forces en France : les communistes et moi." Eh bien, qu'est-ce qui fait leur force, aux communistes? C'est qu'ils ont noyauté toutes les administrations, que chaque commune de France a sa cellule, que chaque usine est truffée de leurs agents et qu'ils bombardent le peuple d'une infinité de discours, de journaux et de manifestes. Voilà leur force. En dehors de ces méthodes, vous n'arriverez jamais à rien...Le Général perce méticuleusement l'extrémité d'un long cigare. Yvonne, assise à son secrétaire où elle rédige une éternelle correspondance, relève la tête.- Mais non! proteste-t-elle. Pourquoi vous en mêler? "Ils" seront peut-être forcés, demain, de capituler devant les événements. Alors ils viendront vous rechercher. Vous remettrez un peu d'ordre dans la boutique. Et puis, mon pauvre ami, au premier tournant, ils vous trahiront...Le Général l'interrompt :- Mais vous raisonnez comme une enfant, Yvonne! Vous me faites rigoler, tous les deux, nous avons bien le droit, je pense, d'exprimer librement nos opinions.Pas sûr. Seule Élisabeth peut se permettre des critiques, et même quelques insolences, sans encourir les foudres du Général.- Voyez-vous, ma fille, lui dit-il en entendant retentir dans la forêt l'appel du coucou, la femelle du coucou a ceci de très particulier qu'elle abandonne ses œufs dans un nid appartenant à une autre espèce. Les œufs, c'est donc une mère adoptive de hasard qui les couvera. Mais ce n'est pas tout: à peine les jeunes coucous ont-ils acquis quelques forces qu'ils jettent à bas du nid leurs frères adoptifs. Les coucous, voyez-vous, ma fille, sont des communistes!Et elle, malicieuse :- Vous radotez, mon papa!